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Le Figaro Magazine, 31 octobre 2003, Etienne de Montety

Le Figaro Magazine, 31 octobre 2003.



Les enfants terribles de la modernité

Benoît Duteurtre et Xavier Patier sont romanciers. Leurs livres, quoique décrivant des univers différents, offrent bien des parentés. Notamment un regard et un ton narquois sur le monde tel qu'il va. Portrait de deux aimables réfractaires.

Ils ont tous deux l'allure de ce qu'ils sont : de grands jeunes gens à la bouille ébouriffée et au sourire narquois. Deux rejetons de grandes familles de la IVe République. L'une compte un président de la République, l'autre un garde des Sceaux. Est-ce à cause de leurs prestigieuses généalogies que l'on associe dans un même mouvement de plume Benoît Duteurtre et Xavier Patier ? Plutôt parce que leurs romans, parus dans la cacophonie de l'automne, présentent plus d'une parenté, mêlant leurs regards sur la société contemporaine, avec une liberté enviable. Rien de grognon dans leur entreprise ; les deux auteurs ont beau s'alarmer de quelques dérives technologiques ou politiques, ils restent avant tout guillerets, saisis - et le lecteur avec eux - par cette «mâle gaieté si triste et si profonde que lorsqu'on vient d'en rire, on devrait en pleurer». Oui, celle-là même dont parlait Musset. C'était à propos de Molière - excusez du prestigieux voisinage ; c'eût pu être de Duteurtre et Patier.

A l'aune de l'histoire dont leurs parents ont dû les entretenir pendant leur adolescence, et surtout à l'aune de l'esprit, don inégalement réparti dans la littérature actuelle, nos deux compères en ont pris leur parti : ils se divertissent et nous aussi.
Nom : Duteurtre, prénom Benoît. Age : 43 ans. Qualité : la bonne humeur. Entré dans les lettres sous le parrainage de Samuel Beckett. S'est fait le cuir en affrontant la colère de l'avant-garde musicale chic, horrifiée par son essai consacré à Pierre Boulez : Mozart qu'on assassine. Il fut excommunié de cénacles où il n'avait jamais eu envie d'entrer : enfin libre. Il reprit son oeuvre pianissimo jusqu'à Gaieté parisienne puis les Malentendus qui confirmèrent son penchant maladif pour la drôlerie : les homosexuels, l'immigration, à chaque fois, Duteurtre frôla la sanction d'une critique suffoquée par tant d'audace, s'en sortant par un bon rire désarmant : il n'y peut rien s'il voit dans son époque des choses qui l'amusent irrésistiblement.

A première vue, le CV de Xavier Patier semble plus corseté. On quitte la «fac de musicologie» pour l'ENA. Si l'on joue du piano, c'est pour se distraire après les heures de cabinet ministériel. Pourtant, la fantaisie perce vite sous l'armure du commis de l'Etat. Un conseiller budgétaire de Simone Veil qui signe des livres tels que Pour en finir avec le travail ou C'était pas si mal sous Giscard trahit un robuste appétit pour la dérision. N'a-t-il pas aussi quitté l'Elysée pour Chambord, autrement dit, en termes de carrière, préféré au côté cour le côté jardin ?
Même les prêtres ont un portable
Ses livres décrivent une province oubliée par beaucoup, sans faire profession de «provincialisme». Il y croque la nature humaine, celle qui crèche à Lambersart, Bergerac ou Massy-Palaiseau. Ses choix de vie et ses sujets de romans nous ancrent définitivement dans une certitude : cet homme sans entraves est à surveiller.

En ces années de plomb, Duteurtre et Patier publient des romans dissidents, chacun dans leur veine. Le premier se veut délibérément provoquant. Son livre Service clientèle est sous-titré «roman bref», genre littéraire qui annonce clairement la couleur : rien du livre de 320 pages estampillé «favori d'un grand prix».

C'est une courte satire de notre quotidien d'ilote des nouvelles technologies : se désabonner d'un téléphone portable, contourner le mot de passe d'entrée dans un ordinateur, prendre un avion en évitant le «surbooking». On erre dans le meilleur des mondes, un peu inquiet de ce qui nous attend. Chez Duteurtre, même les prêtres en soutane ont des réflexes high-tech. C'est dire où l'on en est arrivé. Un patronyme incarne cette horreur technologique : Dominique Delmare, responsable clientèle de la société Cogécaphone. On le connaît tous, cet androgyne à la signature bleue qui paraphe les lettres accompagnant nos factures : c'est un être obséquieux et inatteignable qui nous tient à sa merci. Il existe, Duteurtre l'a rencontré, qui nous fait partager son envie de le gifler, sans se départir de son sourire de bon garçon.

Si Duteurtre est contestataire, Patier est un maquisard. Au départ, il y a ce titre Laisser-courre, laissant augurer d'une histoire cynégétique, sous influence lavarendienne. De fait, dès les premières pages, l'auteur nous grise de mots techniques : la chasse et ses affidés forment une société secrète avec ses us, ses coutumes et ses mystères. Pourtant cet univers, attirant en même temps qu'inquiétant, n'est qu'un miroir. L'intérêt de Patier est ailleurs : il se nomme Sébastien Lorier, ancien chirurgien à la clinique des Mimosas, à Nice. Une victime des temps modernes comme le narrateur de Duteurtre. Chez Patier, l'arme du crime n'est pas un serveur vocal mais la médecine privée et son ISA (indicateur synthétique de renta...- pardon, d'activité), le libéralisme, le cynisme, le népotisme des chefs de service. On oublie la chasse à courre pour suivre une chasse à l'homme, cette matière vivante résumée à quelques viscères et à un compte en banque. Comme Patier est charitable, il aère son roman par des scènes divertissantes comme cette incursion dans une soirée de prière charismatique (ah ce billet glissé au narrateur par une voisine : «Jésus t'aime, il n'est pas le seul» suivi d'un numéro de téléphone !). Sa douce ironie éclaire le monde au lieu de l'obscurcir.
Leur grand-père, c'est Marcel Aymé

Duteurtre et Patier sont à l'aise dans leur époque. Ils y exercent des responsabilités, animent des émissions de radio, ont des amis, écrivent dans les journaux. Ils n'ont pas peur d'elle, mais pas peur non plus de lui dire ses quatre vérités. Ils sont les libertaires du siècle qui s'ouvre. Au début de cet article, on faisait allusion à leur glorieuse ascendance. A dire vrai, leur grand-père adoptif s'appelle Marcel Aymé. Baissons la voix. Par les temps qui courent, il est un peu embarrassant de les accabler d'une pareille hérédité. Pourtant, c'est bien à lui que ces deux romanciers français se rattachent. Benoît Duteurtre, c'est Martin, le farceur malgré lui, et Patier, quelque chose comme Dutilleul, le fonctionnaire modèle saisi par le démon de l'espièglerie. Tout deux ont lu la Table-aux-Crevés, Silhouette du scandale et Travelingue. Dans ses livres, Duteurtre raille les embouteillages et confond les conformistes. Il intitule un de ces livres A propos des vaches. Dans les Trentenaires, Patier pourfend les clichés gauche/droite, moqués par Duteurtre dans les Malentendus. Un de ses romans porte un titre merveilleux : le Démon de l'acédie. Tous deux savent que le progrès n'est une religion que pour les imbéciles. Qu'à l'inverse, le passé n'est pas un refuge, mais une référence. Comme leur grand ancien, ils ont l'élégance de tout dire à demi-mot : comprend qui peut et tant pis pour les autres. Face aux divans, canapés et autres fauteuils directoriaux du moderne confort intellectuel, c'est peu dire qu'ils déménagent.



Etienne de Montety

Date de création : 16/07/2005 @ 15:59
Catégorie : - Service Clientèle
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