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Gageure n°66 mai 1996, Farid Tali

Gageure n°66 mai 1996



Linceul parisien

Dans une époque comme la nôtre, où, après le Nouveau Roman, on ne se situe que très peu dans des positions esthétiques nouvelles, nous ne sommes pas étonnés de voir surgir, à nouveau, un récit qui, oubliant son style, négligeant l'importance d'une recherche formelle, nous raconte une histoire, compliquée, jalonnée d'épisodes divers, mais simpliste par le message qu'elle essaie de faire passer. On est tenté, en effet, et n'est-ce pas là l'objectif de l'auteur, de se concentrer sur l'histoire, quasi objective, et de réfléchir sur la société, comme si nous étions plongés dans un livre de sociologie grand public. Nicolas, un jeune intellectuel d'une trentaine d'années peste contre le monde moderne, qu'il ne sait pas comprendre, nous entraîne, à la manière d'un médiocre journaliste, dans son monde cynique et simpliste, où, dans le flot d'un catalogue d'images stéréotypées de la société contemporaine, il prétend embrasser toute l'étendue des modes du monde gay ou autre. Il essaye de conquérir l'incarnation du moderne, Julien, le transformant en femme au derrière apprêté comme celui d'une poule de bas étage. Sa tentative se transforme lamentablement en un ratage sexuel et en un vagabondage décadent (mot cher à l'auteur) censé pointer du doigt toutes les contradictions du milieu gay parisien. Nicolas est un jeune homme d'une grande intelligence, la preuve : de journaliste, il devient sociologue-inquisiteur et porte jugements et regards dédaigneux sur les mouvements de foule (qu'il déteste), sur la transformation du monde ancien en un monde moderne (selon lui, dénué de toute beauté) qu'il balaye très (trop) vite ! Si la beauté a disparu, ou du moins si elle n'est plus dans le style ni dans la forme, alors la littérature, comme le voudrait Duteurtre, devient réflexion sur notre société, sur ces choses qui nous environnent mais que nous ne comprenons pas toujours, puisqu'elles sont recouvertes d'une couche de moderne que seul l'écrivain, dans sa haute prétention, en se projetant dans son époque comme le fait l'auteur, est capable de nous rendre claires. Si le style n'est plus, ou ne doit plus, comme l'auteur l'explique dans Requiem pour une avant-garde, être seul objet de satisfaction littéraire, alors il faut, dans cet article, nous pencher sur l'étude de la société que prétend être Gaieté parisienne. Pendant tout le roman se construit une critique du monde moderne que le personnage, peut-être parce qu'il ne peut l'atteindre, se plaît à dénigrer. Nicolas, à "l'affût d'un article sur la vie moderne" tient un bulletin de subversion artistique et intellectuelle. Alors qu'il débarque à Paris avec l'idée de lancer l'avant-garde, il en fait son principal ennemi, à présent, demeurant toujours dans cette logique de contradiction qui consiste à détruire ce à quoi on aspire sans jamais être capable de l'atteindre. L'avant-garde symboliserait toujours la fin d'un monde. Un monde habité par des "salopes modernes" dans l'attente d'une extase. Dans la même logique de contradiction, l'auteur prétend souligner la dissociation opérée par les homosexuels entre leur recherche d'amour et le mode d'exercice de leur sexualité.en haut Le danger dans un tel livre où l'esthétique n'est pas mise en avant, c'est le jugement moral, ou du moins le cynisme froid changé en critique acerbe. Dans une vision très cynique de l'homosexualité, l'auteur décrit ces garçons qui aiment des garçons comme des femmes en pire. Les éphèbes deviennent de vieilles femmes affublées de sexes masculins et les proies trop faciles (comprendre les salopes) sont des invertis en herbe. Il y a bien un couple dans l'histoire, un couple d'amour comme le dit un personnage. Mais ce couple-là ne sert, dans le récit, qu'à souligner le fossé entre amour et sexualité qui existe chez le héros. A travers un catalogue rapide, simpliste et simplifié (bars, boîtes, soirées, réseaus téléphoniques) l'auteur brosse le portrait d'une homo-sexualité trop codée mais encore aurait-il fallu qu'il ne se bornât pas à en faire une esquisse rapide et superficielle. Ses réductions simplistes portent leurs griffes sur la femme qui est décrite "comme une chienne fidèle qui aspire l'homme tout entier entre ses lèvres" et "s'empale nerveusement sur lui". Nicolas fait l'amour à une femme qui le prend pour quelqu'un d'autre et dans cette hétérosexualité furtive, il est soulagé, presque épanoui. On craint de comprendre ce qu'il entend par ce « royaume » auquel sa machiste majesté n'aurait jamais dû renoncer. De la femme, il passe à la jeunesse qu'il regarde avec des yeux envieux. Dans un premier temps, il l'idéalise pour, ensuite, s'en moquer avec supériorité. La jeunesse est d'abord source de beauté, elle voit les vieux lui tourner autour, vieux qui n'arrivent pas à entrer dans la danse moderne de ces jeunes garçons. A le lire, les jeunes garçons et filles sont plus libres, s'épanouissent pleinement et jouissent d'une homosexualité (ou imbécillité faudrait-il lire) heureuse, inquestionnée. Ils sucent, sodomisent ou se font sodomiser et tout ça dans l'aisance, l'assurance et la décontraction la plus profonde. Qu'est-ce que ce livre, sinon la prétention de comprendre le monde, de le prendre aux mots et de le traduire à ses contemporains ? En réduisant le travail stylistique, considéré comme maniérisme futile et inutile, l'auteur inscrit la littérature dans un mouvement journalistique. Dans sa fonction de décrire l'actualité, de se projeter dans le présent, elle est condamnée à mourir justement parce qu'elle n'avance plus dans sa propre histoire qui est celle de la recherche d'une forme chaque fois nouvelle. Qu'est-ce qu'une littérature sans originalité sinon un récit froid et plat comme celui de Duteurtre, récit contaminé par le journalisme, paralysé par l'actualité d'une mode dont il n'a pas su tirer la beauté, ce qui aurait pu faire avancer l'histoire et peut-être la littérature. Dans cette fin de siècle ("moderne, décadente"), c'est un cadavre que l'auteur porte à notre réflexion.

Farid Tali

Date de création : 16/07/2005 @ 17:20
Dernière modification : 16/07/2005 @ 17:42
Catégorie : - Gaieté parisienne
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