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François Ricard,Liberté, Canada

Revue Liberté (Canada) - n°243, juin 1999



Le roman contre le monde (Houellebecq, Muray, Duteurtre)

par François Ricard



Je crois que les romanciers qui adoptent la vision la plus amère de notre condition moderne tirent le meilleur parti de l'art du roman.

Saul Bellow, Tout compte fait

La scène littéraire parisienne a été le théâtre, l'automne dernier, d'une autre de ces batailles qui distinguent si fortement et si drôlement la France des autres pays plus ou moins ennuyeux qui l'entourent à commencer par le nôtre. Cette fois, l'enjeu était le deuxième roman de Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires (Flammarion), qui a déchaîné les passions et dont la fortune (dans tous les sens du terme) a rejeté dans l'ombre même les prix littéraires qui défraient ordinairement la chronique à cette époque de l'année.
En soi, cette affaire n'aurait pas plus d'intérêt que les autres, si Houellebecq, contrairement à la plupart des " révélations " et autres stars autour desquelles s'excitent l'édition et les journaux français presque à chaque retour de vacances, n'était un véritable écrivain, déjà auteur d'un très beau premier roman. Extension du domaine de la lutte (Maurice Nadeau, 1994; repris dans "J'ai lu ", 1997), et si Les Particules élémentaires n'était un roman vraiment important, d'une originalité et d'une maîtrise indiscutables, et qui est appelé à demeurer, je pense qu'on peut le dire sans grand risque de se tromper, l'une des oeuvres significatives de notre temps. Le fait que ce roman ait provoqué une réaction si négative, si allergique, si virulente de la part des critiques parisiens les plus à la mode, et que son succès ait été surtout un succès de scandale, en est la preuve la plus sûre.

Car ce succès ne cadre guère avec ceux auxquels nous ont habitués l'édition et les médias parisiens depuis une dizaine d'années, et qui relèvent presque tous de la même tendance, du même paradigme : celui de la " littérature niaiseuse" (pour voler à André Brochu une expression et un concept qu'il a proposés naguère dans d'autres circonstances). Par là, il faut entendre un certain type de livres, parfois présentés pompeusement comme des " romans ", et dont le propos essentiel est de (re)donner aux lecteurs/triées le sentiment d'être " bien dans leur peau ", c'est-à-dire de les consoler de leur désenchantement, de les réconcilier avec eux-mêmes et de leur faire aimer la beauté du monde, grand et petit, dans lequel nous avons malgré tout le bonheur de vivre. Des livres qui sont à la littérature, au roman, ce que le sirop " semi-classique " d'un Boccelli ou d'un André Gagnon est à la musique, c'est-à-dire pensons ici à tous ces Djian, Jardin, Pennac, Makine et autres Delerm qui nous tombent dessus depuis quelques années sa contrefaçon racoleuse, dégoulinante de sentiments, d'" images poétiques " et de " pensées profondes ", et donc extrêmement médiatique et payante. On me dira que ce genre de choses n'est pas nouveau dans le commerce du livre, ce qui est vrai. Mais cela a pris de nos jours une force, une ampleur et une " honorabilité " à la fois critique et éditoriale qui sont sans doute l'un des signes les plus clairs de ce que notre société entichée de " culture " attend de l'art et de la littérature, et qui n'est rien d'autre, au fond, que la glorification béate de ses " valeurs " et l'apaisement, mieux : l'oubli des dernières traces de mauvaise conscience ou d'inquiétude qui pouvaient lui rester. Entre lire cela et fumer un joint, entre lire cela et écouter la télévision, il n'y a plus la moindre différence.

On ne peut donc que s'étonner d'un succès aussi " improbable " que celui des Particules élémentaires, dû en grande partie à la fureur qu'il a déclenchée dans les milieux de l'intelligentsia et de la critique bien-pensantes. Celle-ci n'a pas pu, comme elle le fait d'habitude avec ce genre de livres, se contenter de garder le silence; elle a été si scandalisée, si ulcérée, au contraire, qu'elle a cru de son devoir de traîner le roman de Houellebecq dans la boue et, quant à son auteur, de l'" assassiner " une fois pour toutes en lui trouvant des opinions, ou du moins des " sympathies " d'une horreur sans nom, telles que le crypto-fascisme, l'antiféminisme, le défaitisme, l'eugénisme, l'anti-antitabagisme, le provie-isme, et j'en passe. Si bien qu'au bout du compte on a tant parlé de ce roman qu'on a fini par en faire un best-seller.

Il y a tout de même une chose un peu réjouissante dans ce résultat : c'est qu'il met en lumière l'existence, en France (et ailleurs), d'autre chose, en matière de " littérature actuelle ", que les avalanches de sucreries enrobées de prétentions esthétisantes qui, en plus d'occuper les meilleurs étalages de nos librairies, font saliver comme des chiens de Pavlov tout ce qui grouille ici en fait d'attachées de presse, d'animateurs/triées radiophoniques, de communicateurs matinaux, d'agents culturels et de chroniqueurs branchés. Or la littérature, le roman, ce n'est pas nécessairement Pennac ni l'ineffable Coelho : si le " phénomène Houellebecq " a pu porter ne serait-ce que ce tout petit message, et si ce message a pu être entendu de quelques vrais lecteurs, ce serait déjà une sorte de miracle. Mais il ne faut pas se faire trop d'illusions.

Sans qu'ils aient de quelque manière l'ambition, le goût ou même les moyens de former une " école ", car la singularité de chacun est trop affirmée, il existe en effet un certain nombre de romanciers français apparus au cours de ces dernières années dont on peut dire qu'ils appartiennent à la même famille, qu'ils habitent la même région esthétique et intellectuelle (et morale) que l'auteur des Particules élémentaires, quoique leur notoriété et leur succès commercial ne se comparent nullement aux siens, évidemment.

C'est le cas, entre autres, de Philippe Muray et Benoît Duteurtre. Connu surtout pour ses essais (Céline, Seuil, 1981; Le XIXe siècle à travers les âges. Denoël, 1984; L'Empire du bien, Belles Lettres, 1991, nouvelle édition, 1998; Exorcismes spirituels, deux volumes. Belles Lettres, 1997 et 1998; Après l'histoire, Belles Lettres, 1999), le premier poursuit depuis vingt-cinq ans une oeuvre de romancier dont l'inspiration et l'exécution n'ont rien à voir avec le ronron contemporain, d'où la marginalité dans laquelle cette oeuvre est chastement tenue. Le sommet de l'oeuvre romanesque de Muray est sans doute On ferme, publié en 1997 aux Belles Lettres, et qui constitue l'une des oeuvres les plus fortes et les plus singulières de la production française récente. Il s'agit d'un roman gigantesque (711 pages), touffu, débordant, traversé par l'ambition proprement balzacienne ou rabelaisienne de faire apparaître dans son horrible splendeur le temps à la fois loufoque et ravagé qui est le nôtre, cette fin de siècle ivre de technique, de recommencement absolu, d'abolition des moindres différences et d'amnésie triomphale. Dans une prose à la fois précise et emportée dont la tension ne se dément jamais, un narrateur cerné par un vaste incendie de forêt tente vainement de donner une forme à sa propre histoire et à celles de ses proches, sans cesse perturbées, décomposées, sabotées, rendues comme impossibles ou inachevables par l'effondrement général au milieu duquel elles se déroulent. Ses seules armes sont l'écriture, le sexe, la solitude et la mémoire, mais sa résistance est d'avance vouée à l'échec par l'universalité du désastre. Désastre spirituel, moral et idéologique qui s'étend non seulement au monde environnant qu'il transforme en carnaval de la vacuité joyeuse, mais jusqu'au tréfonds de l'existence même, dont les repères problématiques se perdent dans l'effacement euphorique de toute forme de négativité, de faute ou de division sur quoi pouvait s'appuyer la vieille conscience humaine séparée et insatisfaite, À part peut-être Under the Volcano et Voyage au bout de la nuit, je ne connais pas d'autre roman qu'anime un tel souffle, dont les personnages soient à la fois aussi riches et aussi " perdus ", et qui saisisse avec autant d'ampleur et de clarté une clarté proprement visionnaire le " vide des valeurs " et cette " pauvreté recouverte par la richesse " qui font de notre temps le digne rejeton, le prolongement direct et aggravé de la Vienne de Hofmannsthal qu'a si bien décrite Hermann Broch dans Création littéraire et Connaissance.

Si le roman de Muray, avec sa veine épique, sa démesure, ses mouvements de foule magnifiquement rendus, tient de l'art de la fresque, ceux de Benoît Duteurtre, publiés chez Gallimard (L'Amoureux malgré lui, 1989; Tout doit disparaître, 1992; Gaieté parisienne, 1996, repris en "Folio", 1998; Drôle de temps, 1997), se rapprocheraient plutôt du dessin ou de l'aquarelle. Ce sont des romans courts, centrés chaque fois sur un personnage de Candide moderne dont on suit les mésaventures amoureuses et professionnelles dans un Paris en proie à la rénovation urbaine et peuplé de jeunes cadres dynamiques accrochés à leurs téléphones portables, à leur look et à leurs grandes ambitions. Le dernier roman de Duteurtre, Les Malentendus (Gallimard, 1999), est une autre variation sur le même thème, qui présente cette fois un étudiant de gauche, défenseur opiniâtre des opinions les plus avancées, aux prises avec des réalités sociales imprévues, comme de se faire tabasser, un soir, sur les quais de la Seine, par de jeunes immigrés en chasse, qui sont pourtant ses alliés théoriques. Autour de Martin gravitent et s'entre-fourvoient allègrement une businesswoman spécialisée dans la vente de prothèses (dont un ultramoderne " matériel d'escalade pour handicapés"), une pimbêche d'extrême gauche qui débusque le fasciste partout où il se cache (y compris chez " une employée de banque qui la mettait en garde contre des découverts trop fréquents. Pour [elle], ce comportement rejoignait l'indifférence des fonctionnaires nazis sous le IIIe Reich "), sans oublier un homosexuel infirme (qu'il vaut mieux appeler, pour éviter toute connotation dépréciative : " individu à traction mécanique ") qui se brisera un des membres qui lui restent dans un accident de fauteuil roulant motorisé. Aucun de ces personnages, bien sûr, n'a le caractère d'un " héros " ; ils sont tous aussi ridicules, aussi pitoyables, et cependant aussi " convaincus " et "sincères" les uns que les autres, ce qui les rend d'une drôlerie et d'une justesse parfaites. Le roman est écrit et construit avec la même justesse, d'ailleurs : prose sobre, intrigue linéaire où s'entremêlent des coïncidences rendues tout à fait vraisemblables, narration circonstanciée qui ne se perd jamais dans les considérations générales, c'est la technique du vaudeville habilement mené, flegmatique et méchant, qui renoue d'une certaine manière avec l'esprit de Boccace ou avec l'esthétique qu'ont si brillamment illustrée Voltaire et les " petits " auteurs du XVIIIe siècle.

Duteurtre comme Muray ou d'autres que l'on pourrait citer : François Taillandier, Régis Jauffret, Lydie Salvayre ne font pas souvent les manchettes de la presse littéraire. Et pour cause. Le roman qu'ils pratiquent et qu'ils défendent non seulement ne va pas du tout dans le sens de ce qu'attendent les critiques et autres promoteurs de la " bonne " littérature d'aujourd'hui, mais il se définit précisément contre ces attentes elles-mêmes, contre la vision du monde et de la littérature qui les inspire, vision dont le refus, voire la démolition lui semble à la fois son plus urgent devoir et son unique planche de salut. C'est, en un mot, un roman dont le lien avec l'époque et le monde actuels est fait d'un désaccord, d'un désamour, d'une "désolidarisation " absolus.

Ce qui ne veut pas dire qu'il se détourne du monde et de l'époque ou qu'ils ignore. Au contraire, la visée essentielle de ce roman est justement de regarder notre monde, notre temps, notre existence, mais de les regarder (et de les représenté) comme seul le roman véritable peut le faire, comme Cervantes, Flaubert ou Kafka regardent les leurs, c'est-à-dire lucidement et sans illusions, non pas à travers l'image idéale et glorieuse qu'on nous donne et que nous nous donnons de nous-mêmes, mais par ce regard de biais, d'en bas, le regard à la fois impitoyable et compatissant du déserteur, du mécréant, de celui qui préférera toujours à la consolation de ses semblables, à la défense du bien et à la célébration des progrès de l'humanité la découverte de cette beauté et de cette vérité humbles, incertaines, dérisoires que recèle la moindre parcelle de vie réelle, le moindre fait, geste ou mot dans lequel vibre le concret.

Ce roman, en un mot, est profondément réaliste. Donc anti-formaliste, ou en tout cas très indifférent, sinon méfiant, à l'égard des " écarts ", " recherches ", " ruptures ", " différences ", déflagrations et autres joliesses " scripturales " par lesquelles on mesure aujourd'hui la valeur et la nouveauté des oeuvres. Car rien peut-être n'exprime mieux le conformisme et l'innocuité de la production romanesque courante, un demi-siècle après Le Degré zéro de l'écriture, que l'unanimité, la tranquillité avec laquelle est admise "cette idée stupide que la littérature est un travail sur la langue ayant pour objet de produire une écriture", comme ose le dire Michel Houellebecq dans ses Interventions (Flammarion, 1998). "Avant d'être "de la littérature", écrit pour sa part Philippe Muray dans un de ses Exorcismes spirituels, avant de dialoguer avec le reste de la littérature (catéchisme du vieux modernisme, liturgie des avant-gardes), un roman parle du monde. Et l'invente. Et le combat. Et s'en moque. Et le questionne. Et le montre. Et l'interprète. " Or rien ne montre ni ne combat notre monde, la bêtise et le désert de notre monde, rien ne réveille de l'engourdissement médiatique comme Les Particules élémentaires, le On ferme de Muray ou les petites fables de Duteurtre.

Relégitimation, donc, de la mimésis, pour parler le jargon à la mode. Roman de moeurs, peinture socio-historique, roman d'observation, concurrence à l'état civil : toutes ces expressions devenues péjoratives, les romanciers dont je parle ne les renieraient pas, je pense, fût-ce avec une pointe d'auto-ironie. Rien ne les intéresse moins que l'écriture narcissique - confession, introspection, " autofiction " ou utopique science-fiction, exotisme, primitivisme. Leur matière, leur "cible", c'est bel et bien le monde tel qu'il va, tel qu'il nous entoure, nous endort et nous dévaste, tel que le fabriquent la terrible innocence et l'orgueil non moins terrible de notre temps d'amnésie festive et de bêtise messianique.

Cela dit, le réalisme de ces romanciers ne doit pas être vu comme un " retour " à Zola ou aux Goncourt. Certes, l'entreprise consiste aussi à "dé-poétiser", à démystifier les images sous lesquelles est enterré le réel. Mais la stratégie n'est pas du tout la même. À la lourde "objectivité" des naturalistes, ils opposent l'extrême légèreté, l'extrême causticité du rire. Tonitruant et sarcastique chez Muray, plus moqueur chez Duteurtre, ce rire repose sur la même incroyance, sur le même refus de prendre au sérieux le sérieux dont se drapent l'époque et le sujet contemporain, leurs idées profondes, leurs grandes causes, leur bonne conscience supposément libérée et généreuse. C'est pourquoi lire Les Particules élémentaires, On ferme ou Les Malentendus sans se tordre, littéralement, c'est ne rien comprendre à ces oeuvres dont l'"inspiration" même provient de ce recul, de ce dégagement de l'esprit par lequel, une fois traversée la " frontière " qui nous enferme dans la comédie du monde, le rire retentit. S'il fallait trouver des ancêtres à ce réalisme railleur, ce n'est donc pas chez Zola qu'il faudrait chercher, mais bien plutôt du côté ce "roman comique" ou parodique dont la tradition, si vivante dans la France et l'Angleterre préromantiques (Scarron, Lesage, Diderot, Sterne, Fielding), c'est-à-dire pendant ce que Milan Kundera appelle "la première mi-temps de l'histoire du roman", s'est ensuite largement perdue.

Au milieu de la littérature terriblement sérieuse, rassurante et moralisatrice qui nous afflige aujourd'hui, les romanciers dont je parle ici ne font pas que renouer avec un art et une sensibilité évanouis. Ils nous redonnent en même temps ce que le roman devrait toujours nous donner : la distance à l'égard de nous-mêmes et de notre monde, le sens de l'inextricable et risible malentendu dont se tissent notre vie et notre mort, et, devant notre condition moderne, si nouvelle et si différente de ce qu'a été depuis toujours la condition de l'homme, cette " vision la plus amère " dont parle Saul Bellow.



François Ricard

Date de création : 16/07/2005 @ 16:47
Catégorie : - Les malentendus
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